L'école coranique, d'hier à aujourd'hui

suivi d'une bibliographie sélective  



par Ali Hamadache - novembre 2005

 

L'école coranique assurait (et assure toujours) aux jeunes enfants, dès l'âge de cinq ans et quelle que soit leur origine sociale, une formation fondée sur la mémorisation des sourates du Coran. Au Soudan, l'apprentissage du coran se fait dans une petite salle reliée à la mosquée et utilisée également pour la méditation mystique: c'est le Khalwa. En Libye, c'est la Zawia, en Somalie le dox, au Maroc le Msid, au Sénégal la daara, au Yémen le milama, en Égypte le kuttab, en Mauritanie la mahadra, ailleurs encore maktab ou madrasa. Parfois, l'enseignement a lieu au domicile du professeur, voire à l'ombre d'un manguier ou d'un baobab. L'enseignement coranique est dispensé sous la férule d'un maître (appelé taleb, fqih ou cheikh) dans une véritable cacophonie qu'engendre la récitation mécanique des lettres de l'alphabet et de versets ânonnés en même temps et sans compréhension par des groupes d'enfants d'âges et de niveaux différents. Bien que les filles suivent, elles aussi, quelque temps, cet enseignement coranique, elles sont toujours en plus petit nombre par rapport aux garçons. Elles n'y restent jamais longtemps, apprenant juste ce qu'il faut pour la prière.

Les fournitures scolaires sont les mêmes depuis des siècles, se résumant à peu de chose: une planchette en bois (alluha), un roseau taillé en guise de stylet (qalam) et un encrier fait d'une petite calebasse de la grosseur d'une pomme, ou d'une tasse en terre ou en verre.

(i)                        Utilisée comme ardoise, l'alluha est faite en général de bois ordinaire poli, utilisée comme surface (temporaire) d'écriture, sur laquelle on étale de l'argile préalablement humidifiée et qu'on on laisse sécher avant d'écrire. Propriété personnelle de l'élève, elle est à peu près rectangulaire, d'environ 40 sur 20 centimètres et de 10 mm environ d'épaisseur, surmontée d'une poignée pour la tenir en écrivant. Souvent, le dessus est plus petit dans sa largeur que le bas. Dans sa partie supérieure, elle est percée d'un trou où passe une ficelle destinée à la suspendre au mur, restant dans la salle d'étude du maître après le cours, accrochée à un clou.

(ii)                     Pour écrire, l'élève utilise un qalam (stylet), qu'il fabrique lui-même à partir d'une tranche de roseau ou de bambou (choisis pour leurs fibres droites), coupée entre deux nœuds de la tige. Elle est taillée en pointe, puis fendillée au milieu sur une longueur d'un ou deux centimètres. Aussi épais qu'un doigt et long de 20 à 25 cm, le roseau a été trempé et séché au soleil. Tous les peuples de l'antiquité ont utilisé cet instrument (calamus en latin et kalamos en grec), soit comme écritoire avec de l'encre soit comme instrument de gravure sur les tablettes d'argile ou de cire (ce qui a donné sa forme caractéristique à l'écriture cunéiforme). C'était une des premières créations d'Allah. Le Coran lui consacre la sourate 68 dite "la plume" (Al-Qalam), qui fait partie des premières sourates révélées à la Mecque, commençant avec "par la plume et ce qu'ils écrivent ….". Elle signifie le passage de l'oral à l'écrit comme condition de la possibilité de révélation, ce passage d'un langage fondé sur l'oral à sa représentation graphique ("c'est Lui qui fit de la plume un instrument de savoir") ouvrant une nouvelle technique d'organisation du pouvoir.
Au Moyen Âge, la plume d'oie lui est préférée par les moines copistes. A la fin du XIXème siècle, la plume d'oie est remplacée par la plume métallique, dont la célèbre Sergent-Major, puis par le stylo dès que le problème du réservoir d'encre a été résolu (par Waterman). Après sa mise au point en 1938, la diffusion massive du stylo-bille dès 1952 a fortement démocratisé l'utilisation du stylo, aucun de ces instruments novateurs n'ayant pu détrôner le calame en roseau en usage dans les écoles coraniques. Les calligraphes utilisent encore le qalam.

(iii)                  L'encre est composée d'un mélange d'eau, de gomme arabique pilée et de noir de fumée recueilli sous les marmites ou de charbon de bois pilé ou encore de laine calcinée. La gomme arabique (samr arabi en arabe) est extraite de l'acacia, arbre qui pousse dans les régions sèches, surtout en Afrique, devant doit son nom à sa provenance de certains acacias d'Arabie. Facilement soluble dans l'eau, elle donne un effet épaississant ou gélifiant.
Une fois la planchette ornée du texte sacré, l'élève en essaie la lecture devant le maître et, s'il parvient à lire sans faute, il est autorisé à laver la planche. Dans certaines régions, le mélange d'eau, d'argile et d'encre résultant de ce rinçage sera conservé et donné à boire aux plus jeunes élèves, pour faciliter leur apprentissage et les rendre intelligents. (pour "ouvrir la tête à la connaissance"). En tout cas, nombre de "marabouts" en Afrique utilisent cette "recette" pour soigner les clients qui les consultent.

L'enseignement est individuel et chaque élève travaille une partie déterminée du Coran, progressant ainsi à son rythme, en fonction de ses capacités. Une pratique pédagogique courante consiste, pour les élèves plus âgés et d’esprit mûr, à encadrer les plus jeunes. Cette méthode du monitorat a inspiré nombre de pédagogues occidentaux.

Les écoles coraniques atteignirent leur apogée au Moyen Age où il y avait, dans chaque village du monde islamique, au moins une école. Le mouvement éducatif coranique n’a subsisté pendant quatorze siècles que parce qu’il a été soutenu spontanément et sans interruption par la communauté. Par delà la diversité des tendances et des politiques, il y a envers les écoles coraniques une sorte de respect, voire de déférence. Il ne faut cependant pas nier que les maîtres de cet enseignement ont vu leur statut considérablement dévalorisé, faisant même l’objet de plaisanteries populaires qui ne sont pas à leur avantage. Il en est de même pour le savoir coranique qui, bien qu’honoré encore par la population des croyants, a perdu de son importance et s’est trouvé marginalisé, surtout là où l’enseignement officiel a introduit l’éducation religieuse dans ses programmes.

Il faut dire que cet enseignement ne prépare pas à un métier particulier, ni même à un état, mais simplement à être croyant. Il a longtemps été partie intégrante de l’éducation familiale aux débuts de l’Islam, l’apprentissage du Coran se faisait alors au domicile des parents et non dans un espace extérieur, sous la direction d’un maître mais sous la supervision du père. Plus tard, quand l’enseignement sort du cadre familial, le maître reçoit en quelque sorte délégation du pouvoir paternel. Cette perspective explique l’usage des châtiments corporels. «Qu’ils apprennent la Sainte religion, disait le père de l'écrivain Driss Chraïbi ("le passé simple"). Sinon, tue les et fais moi signe, je viendrait les enterrer» (Sans aller jusqu'à cette position extrême, ce sont les parents qui autorisent le maître à recourir quand cela est nécessaire, à des sévices physiques pour "encourager" les mauvais élèves et les mettre "dans le droit chemin de l’islam ". Le plus souvent il s'agit d'une baguette souple (al-falaqa) dont il frappe les enfants qui se trompent dans leur récitation (souvent sur les doigts ou sur la plante des pieds)

Auparavant, les élèves pratiquaient des activités économiques agricoles (dans le jardin du maître) ou artisanales (confection de produits locaux) et étaient astreints aux corvées de bois. Mais le système a dégénéré pour aboutir à la mendicité comme dans le cas des talibés nombre de pays du Sahel. Ce phénomène social spécifique des talibés (ou disciples de l'école coranique, à ne pas confondre avec ceux que l'on appelle les "talibans", quoique ce soit la même étymologie) a pris toute son ampleur au Sénégal. Leur emploi du temps fait alterner lecture du Coran et mendicité, mais en réalité, ils passent le plus clair de leur temps à demander l'aumône. Ils ne connaissent que quelques versets du Coran qu'ils psalmodient aux portes des maisons. Dans le "daara" (école coranique) où ils se retrouvent par dizaines tard dans la nuit, ils couchent à même le sol dans des baraquements mal aérés et vétustes. En 1991, une évaluation du programme "Enfants en situation difficile" , réalisée en collaboration avec l'Unicef mentionnait 100.000 talibés mendiants au Sénégal. Cette corrélation entre talibés et mendiants est un indicateur d'une certaine dérive. Qui a dénaturé les objectifs de l'école coranique, qui, à ses débuts, était, selon l'ONG "Enda Tiers Monde", "un lieu d'intégration et de socialisation, les enfants issus de différentes couches sociales recevant la même éducation".

Dans nombre de cas, l’école coranique reste encore le principal moyen de scolarisation et d'éducation. "C'est un mode de scolarisation et d'alphabétisation [...] qui n'est pas pris en compte par les responsables de l'éducation, notamment dans des régions hostiles à l'école moderne où une culture islamique s'est développée. De ce fait, elle peut être considérée comme une alternative de substitution à l'école publique dans les régions fortement islamisées, notamment lorsque l'État qui doit les gérer ne possède pas les moyens humains et surtout financiers pour une scolarisation et une alphabétisation de masse". (Meunier, Dynamique de l'enseignement islamique au Niger…. Editions L'Harmattan, Paris). Dans nombre de régions, elle continue à recevoir un soutien accru de la population des quartiers urbains marginalisés et des villages ruraux, surtout là où l’école moderne ne peut, faute de moyens, jour son rôle. Ces populations considèrent que la mémorisation du Coran ( ne serait que quelques lignes), la socialisation induite et l’esprit égalitaire sont des valeurs élevées. Les initiatives des Etats pour modifier ou canaliser l’éducation coranique se heurtent souvent à une certaine résistance des populations. Ailleurs, même quand l’accès à l’école a été généralisée, les écoles coraniques perdurent, jouant alors le rôle d’institutions préscolaires. On assiste, au cours de ces dernières années, à une revitalisation de l'école coranique par des mouvements fondamentalistes ou intégristes, qui détournent cet enseignement de son véritable objectif, allant jusqu'à l'utiliser pour des lavages de cerveaux.

Ce type d'enseignement, qui fonctionne depuis des siècles, reste relativement inconnu des planificateurs du développement et rarement pris explicitement en compte dans les politiques et les stratégies. La prise de conscience que l'éducation scolaire officielle ne peut satisfaire les besoins a conduit nombre de pays à accorder plus d'attention aux diverses activités éducatives qui existent en dehors du système scolaire. Plusieurs tentatives ont eu lieu de la part de quelques pays pour suppléer les insuffisances quantitatives et qualitatives du système scolaire par un recours complémentaire à ces diverses formes et activités. En Tunisie, les écoles coraniques ont été intégrées au système scolaire formel aussitôt après l’indépendance, en 1956. L’Indonésie et le Niger, entre autres, sont des pays où il n’y a pas de discrimination entre un élève de l’école publique et un élève de l’école coranique.

A la suite de la Conférence mondiale sur l'éducation pour tous (EPT) de Jomtien en 1990 et du Forum de Dakar en 2000, plusieurs partenaires internationaux (Unesco, Banque mondiale, Unicef, PNUD, etc.) ont décidé d'allouer des fonds conséquents pour l'appui et la coordination des écoles coraniques ou des medersas, tout en souhaitant une plus grande cohérence de ce type d'enseignement avec les plans éducatifs nationaux. L'institut international de planification de l'éducation a entrepris, dès 1984, de nombreuses études sur les formes traditionnelles d'éducation et la diversification du champ éducatif : le cas des écoles coraniques
et l'Unesco a organisé, en 1997, un séminaire régional d'experts sur les écoles coraniques et leur rôle dans la généralisation et la rénovation de l'éducation de base.

Les raisons de cet intérêt pour l'enseignement islamique se situent sur le plan du rôle que jouent ces écoles dans la lutte contre l'analphabétisme et la promotion de la scolarisation des enfants. En effet, en Afrique noire, comme dans d'autres régions du monde, généraliser l'école de base implique de prendre en compte l'enseignement islamique. Mais, comme le fait remarquer Paulo Freire, sans adaptation, les écoles coraniques, tout comme certaines medersas, risquent de se transformer en "écoles-refuge" pour les pauvres et pour tous ceux qui ne jouissent pas de l'accès à l'éducation publique, elles en viennent à être considérées comme une alternative bon marché à la scolarisation d'État, risquant ainsi de devenir une forme de "sédatif social"


 

 

Bibliographie

 

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